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Je crois que nous avons tous plus ou moins l’impression que nous allons vers des temps difficiles et que nous allons devoir vivre désormais dans un monde troublé, que nous serons menacés dans notre confort, notre mode de vie, notre sécurité, notre liberté, notre environnement, sans trop savoir – puisque l’avenir est par définition inconnu – ce qui nous attend vraiment. De tous côtés nous viennent des informations très alarmantes sur l’état du monde et on peut parfois avoir l’impression que la classe politique minimise ces informations, ce qui crée une sensation globale d’irréalité et d’impuissance.
Et quand je parle de « temps difficiles », je reste sobre parce que les mots qui flottent dans l’air sont souvent d’un registre plus dramatique, comme « catastrophe » ou « effondrement ». J’ai même entendu des expressions comme « ambiance de fin du monde » ou « nous courons à notre perte ». Beaucoup de gens – et surtout les jeunes – s’inquiètent de cette situation préoccupante. La crise écologique occupe une place particulière et centrale dans ce tableau. Ce n’est pas la seule menace à considérer mais c’est un défi complètement nouveau dont une des spécificités est d’engendrer un immobilisme proportionnel à sa gravité. Le pouvoir d’achat, la menace terroriste, le manque de personnel dans le secteur de la santé, tout cela pose et va poser problème, la classe politique actuelle est plutôt à l’aise pour en parler et en faire sa priorité, alors que le sujet de l’écologie la met plus en difficulté.
Le titre de cet article : « Se préparer à des temps difficiles » ou « Vivre dans un monde troublé » ressemble à un titre d’ouvrage de spiritualité. Pema Chödron a écrit Conseil d’une amie pour des temps difficiles, Frédéric Lenoir, Vivre dans un monde imprévisible et le Dalaï-Lama, L’art du bonheur dans un monde incertain.
Pourtant, je voudrais traiter ici le sujet d’abord sous l’angle de la politique et de l’action collective. Je voudrais aussi montrer comment la sagesse et la politique se complètent. Notre monde n’est, en fait, pas du tout préparé à affronter des temps difficiles. C’est un sujet tabou, inabordable, impensable. Tout ce que notre société semble capable de dire à ce sujet, c’est qu’il faut être optimiste et ne pas jouer sur la peur.
1. Comment regarder la réalité en face en restant positif ?
Il est vrai que c’est un sujet très délicat. D’abord, parce que c’est une mauvaise nouvelle et que personne n’a envie d’entendre des mauvaises nouvelles. Et aussi parce que ce thème engendre des réactions plus ou moins inadéquates ou inconfortables, en même temps qu’il nous tend un certain nombre de pièges qui ne sont pas faciles à éviter.
Le déni en est un exemple. On ne veut rien savoir et on minimise : ce n’est pas si grave, il faut rester optimiste, tout est encore possible, on trouvera une solution… Le déni présente l’avantage de nous permettre de continuer notre existence comme si de rien n’était. Mais il y a l’envers de la médaille : d’une part, il faut sans arrêt se défendre contre les « provocations » de la réalité, qui s’acharne à mettre sous nos yeux ce que nous ne voulons surtout pas voir ; d’autre part, le déni conduit à l’inaction. Il est insécurisant aussi bien pour celui qui s’y trouve que pour les autres. Ce n’est pas en répétant inlassablement qu’il va très bien, qu’un cancéreux à un stade avancé va rassurer ses proches.
Autres pièges face à une perspective inquiétante : vivre dans la peur, le catastrophisme, la dépression, le découragement, l’accablement… et l’impuissance. C’est surtout l’impuissance qui entraîne la dépression. Être confronté à un problème vis-à-vis duquel on ne peut rien faire (ou vis-à-vis duquel les responsables ne font rien) est une des sensations les plus difficiles à supporter.
Autre risque encore : la fascination morbide. On passe des heures sur Internet à se renseigner sur le sujet, on ne parle que de ça. Il y a quelque temps, j’ai retrouvé un ami que j’avais un peu perdu de vue et pendant l’heure que nous avons passée ensemble, il ne m’a parlé que des difficultés du monde actuel. J’aurais pourtant aimé avoir de ses nouvelles, de sa famille que je connais bien, mais l’échange est demeuré impossible, bloqué qu’il était sur sa fascination morbide face aux difficultés du monde.
Enfin, le dernier danger pour celui qui s’exprime à propos d’un monde si complexe et à l’avenir incertain, c’est de ne brasser que de l’opinion, des suppositions et de l’idéologie.
En apparence, nous n’avons le choix qu’entre ces différentes alternatives : le déni, l’accablement, la peur, la fascination morbide, le brassage d’opinions tous azimuts, ou souvent un peu de tout cela à la fois. Mon but dans cet article, c’est de chercher à tracer le début d’une autre voie. Comment regarder la réalité en face en restant positif, actif, ouvert, et heureux quand même ? C’est là que se trouve le défi, un défi particulièrement intéressant à relever.
Mon éducation et mon intérêt pour la philosophie antique m’ont amené à l’idée que la dignité de l’être humain résidait en sa capacité à regarder les difficultés et les problèmes en face, avec lucidité, et à tenter de les résoudre plutôt que de les fuir.
Mon éducation et mon intérêt pour la philosophie antique m’ont amené à l’idée que la dignité de l’être humain résidait en sa capacité à regarder les difficultés et les problèmes en face, avec lucidité, et à tenter de les résoudre plutôt que de les fuir. Il faut prendre la mesure exacte d’une difficulté, si on veut pouvoir la résoudre. Comme un médecin qui, avant de proposer une thérapie, effectue d’abord son diagnostic en évaluant s’il s’agit d’une rhinopharyngite ou d’un cancer de la gorge…
2. Une planète saturée de tensions
La planète est saturée de tensions diverses, l’une chasse l’autre, celle qui prend le devant de la scène évacue les autres mais sans les faire disparaître. Elles se superposent en s’accumulant. C’est très spectaculaire. En moins de dix ans, les attentats se sont multipliés aux quatre coins du monde. Il y a eu, successivement, le début de la guerre de Syrie en 2011, la confirmation au pouvoir de dictateurs comme Poutine ou Xi Jinping, la croissance insidieuse du péril de la guerre nucléaire, la crise des gilets jaunes en France, en même temps que l’arrivée au pouvoir de chefs d’État populistes ou imprévisibles comme Trump ou Bolsonaro, la Covid et aujourd’hui la guerre en Ukraine. Donc terrorisme, troubles sociaux, épidémie, guerre, recul ou fragilisation de la démocratie. Sans compter les canicules, les sécheresses, les inondations et les incendies dus au réchauffement climatique. Ça fait beaucoup. Et on pourrait encore évoquer bien d’autres aspects, comme les conséquences des guerres avec les migrations tragiques de nombreuses populations ou l’endettement des nations. Tous ces événements perturbateurs ont des causes profondes ; si on n’agit pas efficacement sur ces causes, elles ne peuvent que continuer de se manifester en empirant.
Il y a très peu d’anticipation et un optimisme un peu forcé. Quand un problème éclate, on fait face, mais souvent avec un temps de retard. Par exemple, on a fait face à la Covid, mais sans qu’il y ait eu de discussion par rapport aux risques futurs d’épidémie. Pourtant la probabilité qu’il y en ait d’autres est très élevée, surtout pour des raisons écologiques. Le 28 avril 2022 est parue dans la revue américaine Nature, une étude sur les risques futurs de pandémie, intitulée Climate change increases cross-species viral transmission risk (Le changement climatique augmente les risques de transmission virale entre espèces). Un des auteurs, le biologiste Colin J. Carlson, la présente de la façon suivante : « Notre étude est dense et technique, mais les résultats sont effroyables et urgents. » Cette étude s’ajoute à toutes celles qui ont précédé pour étudier et énumérer les facteurs qui augmenteront le risque de pandémie. En voici quelques-unes : déplacements des moustiques transporteurs de microbes, exode des espèces animales hors de leur habitat naturel, déforestation, agriculture et élevage intensif, libération des bactéries stockées depuis des millénaires dans le permafrost qui fond. On nous explique en conséquence que, dans les élevages industriels, faute de choix et en dernière minute, il n’y a pas d’autre solution que de massacrer par millions des catégories d’animaux contaminés. On peut ajouter que, dans les élevages industriels, on est obligé de gaver les animaux d’antibiotiques pour qu’ils survivent dans ces conditions difficiles, entraînant par là même un risque fort que s’y développent des bactéries résistantes aux antibiotiques et transmissibles à l’homme.
Je viens de lire un article à ce sujet sur le site de BFM TV, daté du 6 mai 2022, intitulé « Réchauffement climatique, urbanisation, mondialisation : pourquoi les risques de pandémie risquent de se multiplier », qui me paraît très typique de la façon actuelle d’aborder les choses. L’article, entre autres, relate les propos de Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le Sida-maladies infectieuses (ANRS), qui dit notamment : « La probabilité qu’il y ait une pandémie est plus importante qu’avant. »
C’est une forme de pensée magique : puisque c’est pessimiste de se demander s’il n’est pas trop tard, et qu’il ne faut pas être pessimiste, il n’est pas trop tard.
Le passage suivant me paraît très significatif : « Peut-on craindre qu’il soit déjà trop tard, à moins de modifier drastiquement nos modes de vie ? Yazdan Yazdanpanah refuse de céder au pessimisme, considérant que la communauté scientifique est consciente du risque et que l’on peut s’y préparer. » Ces trois lignes laissent dubitatif, elles appellent quelques commentaires. Peut-on craindre qu’il soit déjà trop tard, à moins de modifier drastiquement nos modes de vie ? La question est posée : n’est-il pas trop tard ? Il est bel et bien écrit qu’il faudrait modifier drastiquement nos modes de vie. Parce que personne n’a envie de le faire, l’article évoque la possibilité, pour la rejeter aussitôt sous le prétexte de refuser de céder au pessimisme. Ce n’est pas un argument scientifique, mais une posture morale : il faut être optimiste. C’est une forme de pensée magique : puisque c’est pessimiste de se demander s’il n’est pas trop tard, et qu’il ne faut pas être pessimiste, il n’est pas trop tard. Considérant que la communauté scientifique est consciente du risque et que l’on peut s’y préparer. On peut s’y préparer, mais est-ce qu’on va s’y préparer ? Et en quoi consiste cette préparation ? Et cette préparation peut-elle vraiment être efficace si elle ne s’accompagne pas d’une modification « drastique » de nos modes de vie ?
On pourrait en dire autant du réchauffement climatique. Cela fait plus de vingt ans que la communauté scientifique se refuse au pessimisme, qu’elle est consciente du risque et affirme qu’on peut s’y préparer. Cela n’empêche pas l’immobilisme d’être des plus frappant. Le 5 mai 2022, l’Autorité environnementale a rendu public son rapport annuel. Son président, Philippe Ledenvic, a fait ce commentaire : « La transition écologique n’est pas amorcée en France. » Les rapports du GIEC sont de plus en plus clairs et de plus en plus alarmistes. Rares sont ceux qui osent encore en contester les conclusions. On fait donc de petits pas, qui demeurent malheureusement dérisoires par rapport aux enjeux. Que diriez-vous d’une personne qui roulerait depuis quelque temps à 200 km/h avec 3 g d’alcool dans le sang et qui, prenant subitement conscience du danger, se mettrait à rouler à 180 km/h avec 2,8 g dans le sang ? Monteriez-vous dans sa voiture ?
Jusqu’à aujourd’hui, l’Europe a été très préservée, mais elle l’est de moins en moins. En fait, si on réfléchit, au sujet que j’aborde aujourd’hui – l’idée qu’on pourrait vivre des temps difficiles, l’inquiétude par rapport à l’avenir – est une idée de « gosses de riches », si j’ose dire, de privilégiés, un sujet qui ne concerne que l’Europe, l’Amérique du Nord et quelques autres démocraties, parce que, dans bien des endroits du monde, la souffrance est d’ores et déjà très intense. En Afghanistan, au Yémen, en Syrie…, les gens n’ont plus ce luxe de se demander si, un jour proche, ils pourraient vivre des temps difficiles. En Europe, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, nous avons bénéficié d’une longue période de paix, de prospérité et de liberté. C’est un des bienfaits de la démocratie et de la construction européenne. Après deux mille ans de conflits incessants, de guerres quasi permanentes, l’Europe a connu la paix.
Mais pourrons-nous toujours nous préserver du chaos, de la violence, de la dictature, de la souffrance qui font la loi hors de nos murs ? C’est la grande inconnue, mais pourquoi serions-nous éternellement protégés ? On peut d’ores et déjà constater que les désordres du monde ont un impact croissant sur l’Europe. Il est plus que certain que le réchauffement climatique aura des effets en France, peut-être moins graves que dans certains pays d’Afrique ou dans certaines îles du pacifique dont on sait déjà qu’elles vont disparaître. On sent bien que la guerre en Ukraine va avoir des répercussions en cascade. Et les épidémies, quant à elles, se moquent des frontières.
Le décalage de la classe politique est particulièrement surprenant. Il est à remarquer que, dans sa quasi-totalité, elle n’est pas du tout préparée pour annoncer, anticiper et assumer des temps difficiles.
Par rapport à toutes ces menaces, le décalage de la classe politique est particulièrement surprenant. Il est à remarquer que, dans sa quasi-totalité, elle n’est pas du tout préparée pour annoncer, anticiper et assumer des temps difficiles, pas plus qu’elle ne l’est à concevoir un monde vraiment différent et viable. Sa préoccupation principale est plutôt de préserver le système actuel en le faisant durer le plus longtemps possible. Pendant la campagne présidentielle, j’ai eu sous les yeux le tract de Fabien Roussel, candidat à l’élection, il s’agit pour lui de retrouver « La France des jours heureux ». Et les promesses des autres candidats sont du même acabit, vont-ils pouvoir rassurer les gens avec ce genre de propos ? En face de cette classe politique, il y a de plus en plus de laissés pour compte, de personnes, notamment jeunes, qui décrochent, qui ne s’intéressent plus à la politique, qui doutent que leur bulletin de vote puisse changer quoi que ce soit et qui s’inquiètent pour leur avenir.
Ce contraste entre la gravité des difficultés à venir et l’insuffisance des mesures prises nous plonge dans une sensation d’irréalité et d’insécurité. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne sais pas comment je réagirais : « C’est ça le monde que vous nous laissez, c’est ça le monde dont nous héritons, c’est ça le monde dans lequel je vais vivre ? »
L’absence d’actions adéquates face aux difficultés à venir est source d’angoisse pour tous, et en particulier pour les plus jeunes. Évoquer les menaces écologiques et constater qu’aucune action politique adéquate n’est menée est anxiogène au possible. La seule façon de trouver un axe intérieur solide, c’est de regarder la réalité en face sans déni pour agir adéquatement.
Ce n’est pas la première fois que l’humanité est confrontée à des problèmes graves. L’histoire de l’humanité est semée de périodes de grandes difficultés, et pour chacune d’elles, on peut se demander si elles auraient pu être évitées. La réponse est presque toujours : techniquement oui, mais socialement non. Cela veut dire que des solutions existaient mais qu’elles n’ont pas été appliquées à temps, en raison d’une forte résistance sociale. Du coup, les difficultés pourrissent et finissent par être insolubles. On parle beaucoup du devoir de mémoire, d’apprendre de l’Histoire pour ne pas répéter les mêmes erreurs mais, en fait, j’ai le sentiment que l’humanité n’apprend pas grand-chose.
3. Pour ne pas perdre un peu aujourd’hui, on perd tout demain
La non-anticipation, la non-diminution des tensions, la non-prise à temps des difficultés est un phénomène historique qui s’est reproduit maintes fois, une sorte de loi, de schéma, d’enchaînement de causes et d’effets, que toute personne qui s’intéresse aux sciences sociales connaît. Une logique implacable est à l’œuvre – qui ne serait pas implacable si nous étions plus lucides, plus sages, plus courageux, plus civiques – mais qui, compte tenu de la réalité de ce qu’est l’humanité, demeure implacable.
D’abord, des difficultés apparaissent. Elles ne sont pas trop graves et il serait relativement facile de leur trouver une solution, mais comme personne n’a envie de faire des petits sacrifices, des petites remises en cause et qu’il y a un énorme aveuglement général, il ne se passe rien. En démocratie, les hommes politiques rechignent à prendre tout de suite des mesures qui pourraient être impopulaires à court terme pour résoudre un problème qui sera grave dans vingt ou trente ans. Ce n’est pas du tout payant électoralement. Des mécanismes de défense très efficaces isolent et ridiculisent ceux qui signalent la difficulté. On les accuse d’être pessimistes, catastrophistes, de jouer sur la peur. Ceux qui voudraient agir sont souvent divisés, tant sur le diagnostic que sur la solution. Ils manquent d’unité et de crédibilité. Donc on ne fait rien et on rate le coche. Il est certain que si on avait pris le virage de l’écologie en 1985, on aurait gagné quarante ans, mais ça ne s’est pas fait… Pour ne pas perdre un peu aujourd’hui, on ne veut pas voir qu’on risque de tout perdre plus tard.
Les difficultés augmentent, elles ont gagné en visibilité et en crédibilité, mais le coût pour les résoudre a nettement augmenté lui aussi.
À partir de là, l’engrenage fonctionne implacablement : les difficultés augmentent, elles ont gagné en visibilité et en crédibilité, mais le coût pour les résoudre a nettement augmenté lui aussi. Les résistances sont encore très fortes. Toutes les personnes qui ont jusque-là nié ou minimisé les difficultés, devraient, pour prendre des mesures, reconnaître qu’elles se sont trompées. Mais en démocratie, reconnaître qu’on s’est trompé fait le jeu de l’opposition. Bref, on ne fait toujours rien et ainsi de suite.
Dans la dernière phase, la situation a bien dégénéré mais le prix à payer pour éviter le pire est devenu beaucoup trop élevé. C’est le temps de la sidération. Le déni est permanent chez la plupart des politiques, et ceux qui tentent malgré tout de regarder la réalité en face ressentent des émotions intenses : anxiété, colère, impatience. Nous en sommes à peu près là aujourd’hui.
L’exemple contemporain le plus connu, qui illustre très bien ce processus, c’est la montée du nazisme entre 1933, année de la prise du pouvoir par Hitler, et juin 1940, qui marque la défaite de la France. Dans cette période de huit ans, le danger nazi augmente. Face à lui, la majorité de la classe politique s’appuie sur l’affirmation rassurante qu’Hitler va « s’assagir ». Déclarer la guerre à Hitler aurait été très coûteux en 1938, mais moins qu’en 1940. Et pour faire bon poids, la France n’avait prévu aucune préparation réelle à la guerre. Pour avoir à tout prix voulu éviter une guerre un peu coûteuse, on se retrouve avec une guerre extrêmement coûteuse, une guerre mondiale effroyable.
Plus près de nous, avec la guerre en Ukraine, on mesure notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Du coup, on se donne deux ou trois ans pour rectifier le tir, mais c’est un peu tard. Un récent article du Monde cite une déclaration de Jacques Delors, ex-président de la Commission européenne, et de Jerzy Buzek, ex-président du Parlement européen, datant de mai 2010. C’était il y a douze ans : « Nous sommes convaincus que l’Europe a besoin d’une politique énergétique commune plus forte qui garantisse l’accès à l’énergie à un prix stable et raisonnable, qui promeuve un développement durable et qui assure la sécurité d’approvisionnement à tous les Européens. » L’article consiste ensuite à expliquer pourquoi ça n’a pas été pris en compte et pourquoi on n’a rien fait.
Autre exemple évocateur, en 1950, l’Algérie comptait environ un million de pieds-noirs (les Algériens d’origine française) et neuf millions d’Arabes. Ces derniers n’étaient pas considérés comme Français à part entière, ils n’avaient pratiquement aucun droit et étaient dominés politiquement et économiquement. Ils subissaient aussi pas mal de mépris. La France leur promettait la nationalité française et la pleine égalité des droits, une promesse jamais tenue. En 1936, sous le gouvernement du socialiste Léon Blum, le ministre d’État Maurice Violette, responsable des Affaires algériennes, tente de faire passer un tout petit projet de réforme, qui prévoyait de commencer par donner la citoyenneté française et le droit de vote à vingt-cinq mille Algériens musulmans (vingt-cinq mille sur neuf millions, c’est-à-dire 0,003 % de la population). Le projet rencontre une résistance massive, il n’est pas voté et l’idée est enterrée. Maurice Violette a fait alors ce commentaire : « Prenez garde ! Les indigènes d’Algérie, par votre faute sans doute, n’ont pas encore de patrie ; ils en cherchent une. Ils vous demandent la patrie française. Donnez-la-leur vite ou, sans cela, ils en feront une autre. »
Imaginons un pied-noir un peu visionnaire, lucide et influent, qui aurait dit en 1930 : « Écoutez, nous sommes minoritaires, pour l’instant ça va, mais ça ne pourra pas durer, donc il serait à la fois sage et juste d’intégrer progressivement les Arabes, les musulmans. On peut se donner trente ans, on lâche un peu chaque année. Il faut se préparer à ce qu’il y ait des maires arabes, des députés arabes, des chefs d’entreprise arabes, et même, un jour, un gouverneur d’Algérie arabe. » Il se serait fait huer, traiter d’idéaliste irresponsable, il aurait été méprisé et haï. En 1962, vingt-six ans après le projet avorté Blum-Violette, tous les pieds-noirs ont dû quitter l’Algérie, en perdant tout, dans un bain de sang.
L’Histoire montre qu’on se réveille une fois que la catastrophe a eu lieu.
On pourrait trouver beaucoup d’exemples de ce type, depuis 250 ans.
En fait, l’Histoire montre qu’on se réveille une fois que la catastrophe a eu lieu. Dans cette phase finale du processus, il y a beaucoup de souffrance. Le déni n’est plus de mise puisque la réalité s’impose. Au contraire, c’est la grande contrition. Avec le recul, on se dit : « Quelle folie ! Pourquoi n’est-on pas intervenu plus tôt, comment a-t-on pu être aussi aveugle et inconscient ? » (Il est d’ailleurs très probable que, dans dix ans, toute la classe politique actuelle nous serve ce discours à propos de l’écologie.) Évidemment, dans le désastre, il y a enfin action. On n’a plus le choix et on se réveille. Et là, autre leçon de l’Histoire, positive celle-là : souvent, pas toujours, mais souvent, l’humanité fait face et surmonte l’épreuve. On a fini par triompher du nazisme. Le lendemain de la guerre a vu la réconciliation franco-allemande et l’installation de la paix en Europe. Il y a souvent beaucoup de solidarité qui se manifeste dans les épreuves. Après des années d’aveuglement, les gens se réveillent et s’adaptent. Parfois, c’est vraiment trop tard, parfois on perd tout, parfois les civilisations disparaissent, mais le plus souvent on fait face et, même dans un champ de ruines, on reconstruit un monde qui tient debout. Mais pourquoi attendre qu’il soit trop tard ?
Il y a donc une difficulté de l’humanité à envisager le long terme, à mettre le monde en perspective, à aborder la réalité de façon spatiale, vaste, à envisager l’ensemble des causes et des effets, à repérer les tensions à leur apparition et à intervenir à temps.
Il y a donc une difficulté de l’humanité à envisager le long terme, à mettre le monde en perspective, à aborder la réalité de façon spatiale, vaste, à envisager l’ensemble des causes et des effets, à repérer les tensions à leur apparition et à intervenir à temps. Aujourd’hui, cela se traduit politiquement, depuis des années, par une hypertrophie du débat franco-français à court terme, au détriment d’une vision à long terme et internationale, sauf quand on n’a vraiment plus le choix. Voici deux citations datant de 2007 qui illustrent bien cette vision de la politique qui a cours depuis une trentaine d’années.
La première est de Michel Rocard :
« Je suis frappé que personne dans le discours public ne nous parle en termes de décennies. Nous ne réfléchissons qu’à court terme, qu’en fonction de l’échéance suivante. »
La deuxième, un peu plus longue, est d’Edgar Morin :
« Tout ce qui n’est pas l’hexagone est totalement évacué. Malheureusement, nous sommes dans une planète plus ou moins en convulsion, pour ne pas dire en crise. Des périls de toute sorte nous menacent. Pas seulement le péril écologique, mais d’autres périls : prolifération des armes nucléaires, danger d’une guerre dite de civilisation qui serait une guerre de religion. Les candidats replient les Français sur eux-mêmes. Il n’y a plus de pensée politique mais une politique 1) au jour le jour et 2) à la remorque de l’économie, c’est-à-dire la croissance, la croissance. Il y a une sorte de vide politique. Les candidats essaient de remplir ce vide ; ils ne réussissent pas à le faire. »
A contrario, une bonne définition de la sagesse en politique pourrait être : intégrer le long terme, intégrer la dimension internationale, anticiper, œuvrer de façon à diminuer les tensions et régler les problèmes dès qu’ils apparaissent.
Bien sûr, nous pouvons tous comprendre les obstacles qui se lèvent : résistance des intérêts privés, pression des lobbies économiques, peur de perdre, difficulté à envisager la diminution de notre niveau de vie. Il y a aussi des remises en cause idéologiques : reconnaître qu’on s’est trompé, lâcher ses illusions, accepter que les temps changent, admettre que les solutions d’hier soient devenues les problèmes d’aujourd’hui, remettre en cause le modèle de gestion et de développement en cours quand on commence à en percevoir les effets pervers.
Il y a une cause supplémentaire, spécifique à notre monde moderne, liée à l’idéologie du progrès, à ce postulat de notre conscience occidentale qui affirme qu’il faut être optimiste, qu’on peut avoir confiance en l’homme, que demain sera meilleur qu’aujourd’hui et qu’il n’y a donc pas à s’inquiéter. Cette attitude se résume en une phrase, qu’on entend moins aujourd’hui : « L’humanité trouvera toujours une solution. » Quand j’étais étudiant à Sciences-Pô, c’était un dogme indiscutable, alors qu’en fait, ça relève une fois encore de la pensée magique. Selon cette logique, si un problème émerge – ou même quand il grossit –, il n’y a pas à s’en occuper maintenant car, lorsqu’il deviendra important – si jamais il le devient –, l’humanité trouvera une solution. Cela fait un moment que je n’ai plus entendu cette phrase telle quelle, mais elle se décline, par exemple, par rapport au réchauffement climatique, dans l’espoir d’une solution scientifique et technique. J’ai entendu, sur France Inter, Éric Zemmour, pendant la récente campagne présidentielle, avancer deux arguments flatteurs : il croit – ce sont ses mots : 1) à l’infinie adaptabilité de l’être humain et 2) au génie humain, qui trouvera, grâce à la science, des solutions techniques. L’écologie n’est donc ni une priorité, ni vraiment un problème. Sur ce point, Zemmour n’est pas différent d’une grande majorité de la classe politique, de droite comme de gauche pour qui le fait qu’on « trouvera une solution » justifie l’inaction.
4. « Il ne faut pas jouer sur la peur »
Avant de poursuivre, je voudrais examiner une autre idée, très répandue, selon laquelle il ne faut pas « jouer sur la peur ». Ce sont souvent les réfractaires à l’écologie qui utilisent cet argument, contre les écologistes ou les climatologues. Mais cette injonction est aussi reprise par les climatologues eux-mêmes et les oblige à ne pas s’engager alors qu’ils sont aux premières loges pour le faire. D’un côté, ils savent ; ils sont très conscients du danger ; ils sont très inquiets. De l’autre, ils se sentent obligés de tenir des propos mesurés, rassurants, pour ne pas faire peur, pour rester optimistes, pour maintenir l’espoir.
La proposition « il ne faut pas jouer sur la peur » est en apparence indiscutable mais elle sert surtout à disqualifier l’adversaire. En fait, c’est un argument défensif. En soi, bien sûr, il ne faut pas jouer sur la peur, parce que la peur est paralysante et mauvaise conseillère. La peur alimente l’angoisse, entraîne la dramatisation et fabrique des dangers imaginaires. De même qu’il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités, il ne faut pas non plus prendre ses peurs pour des réalités.
L’intention de ne pas jouer sur la peur est légitime, à condition qu’on puisse rester honnête et dire la vérité face à un danger réel, dans le but d’analyser et de prévoir des solutions. Sinon, ça pose un problème insoluble. Je ne me représente pas bien comment on pourrait signaler un danger réel, sans prendre le risque de générer de la peur. Mon meilleur ami a un cancer de la gorge, comment lui dire la vérité sans « jouer sur la peur » ? Dois-je lui mentir pour le rassurer, lui dire qu’il a une rhinopharyngite et qu’il n’a pas besoin de traitement ? Comment fait-on pour parler de la gravité de la crise écologique sans « jouer sur la peur » ? Il se trouvera toujours quelqu’un pour nous reprocher de le faire !
Le déni, qui est une attitude foncièrement dénuée de courage, se transforme en posture morale supérieure.
En fait, « il ne faut pas jouer sur la peur » est très souvent l’argument défensif de ceux qui sont dans le déni. Dès que quelqu’un signale un danger, on lui dit qu’il joue sur la peur, ce qui le disqualifie. Ainsi, le déni, qui est une attitude foncièrement dénuée de courage, se transforme en posture morale supérieure : moi, je ne joue pas sur la peur parce que je suis optimiste, confiant, parce que je crois en la raison, j’ai un point de vue serein, je prends du recul, j’ai confiance dans l’humanité…
Tout danger réel provoque de la peur, c’est tout à fait normal. La peur fait partie du décor. Mais le déni n’est pas la solution. La solution, c’est la lucidité, le courage et l’action. Et s’il n’y a pas d’action, si rien n’est entrepris pour faire face au danger, la peur se transforme alors en anxiété. Le danger génère la peur ; le danger plus l’inaction génèrent une peur diffuse et sournoise : l’anxiété.
On parle beaucoup de l’éco-anxiété, cette angoisse que ressentent les jeunes quand ils pensent à leur avenir et au monde dans lequel ils vont devoir vivre, notamment en raison du réchauffement climatique. Une étude menée dans dix pays du nord comme du sud révèle que plus de 70 % des jeunes se disent éco-anxieux.
Cette éco-anxiété est générée par le décalage qui existe entre la gravité de la situation écologique et l’insuffisance de l’action politique et gouvernementale. Ce n’est pas spécifique à la France : tous les gouvernements des pays riches sont concernés, comme le montre le rapport de l’ONU de septembre 2022 dans lequel Antonio Guterres affirme que les engagements internationaux ne sont « pitoyablement pas à la hauteur ». « Nous nous dirigeons vers une catastrophe mondiale » a-t-il ajouté. Comment un jeune de 20 ans peut-il assimiler une telle information ?
Une des difficultés majeures que rencontrent les éco-anxieux, c’est qu’on leur renvoie trop souvent qu’ils ont tort d’être anxieux, que l’anxiété n’est pas un ressenti constructif, alors que la seule chose qui pourrait justement les rassurer, ce serait de sentir que l’action politique est à la hauteur des enjeux écologiques mondiaux.
A cet égard, il s’est joué une scène intéressante qui est passée relativement inaperçue. C’était à Pau, le 18 mars, pendant la campagne électorale de 2022. Une lycéenne, Anna Katarina, a interpellé Emmanuel Macron sur son bilan climatique, lui faisant part de ses craintes. Et voici la réponse que lui a faite le président : « L’anxiété ne permet pas d’avoir une vision utile. Je suis pour l’éco-lucidité. L’anxiété vous abat, vous fait vous replier sur vous-même, elle vous rend apeuré. La question, c’est : comment on produit ensemble de l’efficacité ? Je respecte la colère, je chéris l’indignation. J’ai, me semble-t-il, un devoir que ça ne se transforme pas en peur. On doit être des acteurs face à ces défis. »
En soi, la réponse de Macron est pertinente. Il vaut mieux être lucide et actif qu’anxieux et abattu. Et la question « comment on produit ensemble de l’efficacité ? » est effectivement celle que doit se poser un responsable politique.
Néanmoins, dans sa réponse à cette jeune femme, Emmanuel Macron affirme que « l’anxiété ne permet pas d’avoir une vision utile ». Or, le problème n’est-il pas justement que ce qui génère l’éco-anxiété, c’est l’absence de vision utile et d’efficacité de la classe politique dans sa grande majorité ?
Dire à une jeune femme éco-anxieuse qu’il faut préférer l’éco-lucidité est un peu étrange. Avant d’être éco-anxieux, les jeunes ne sont-ils éco-lucides, en tous cas moins dans le déni que beaucoup d’hommes politiques ? Et n’est-ce pas justement cette lucidité qui génère leur anxiété ? En réalité, il y a plus de courage à être éco-anxieux qu’à être dans le déni.
Il s’avère que le bilan climatique du premier quinquennat d’Emmanuel Macron est très critiqué, autant par les climatologues que par les associations environnementales. Les actions qui ont été menées sont très insuffisantes par rapport aux enjeux. Et on comprend bien qu’il soit difficile de le reconnaître…
De ce point de vue, dire à cette jeune femme qu’il faut « être acteur face à ces défis » est en partie décalé. Et il est normal qu’elle ne se sente ni entendue ni comprise. Anna Katarina dira quelque temps plus tard : « L’éco-anxiété existe, pourtant le président a totalement nié ce phénomène. Il a réduit au silence ce que ressentent les jeunes. » A la décharge d’Emmanuel Macron, il faut dire qu’il est très difficile pour un responsable politique, qu’il soit de gauche ou de droite, d’entendre vraiment l’éco-anxiété des jeunes, puisqu’une des causes principales de celle-ci est justement l’insuffisance de leur action politique au regard de la gravité du problème.
Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il aurait été plus franc et plus conforme à la réalité, de la part de Macron comme de tout autre homme politique, de répondre quelque chose comme : « Je suis vraiment désolé, je comprends votre souffrance, vous allez traverser une grande épreuve, il nous faudra tous être courageux et, par rapport à ces défis inédits, les gens de ma génération, dans lesquels je m’inclus, avons du mal à être à la hauteur. »
Il aurait pu ajouter : « Et venez me voir demain à mon bureau, pour qu’on travaille ensemble à trouver des solutions ». D’ailleurs, travailler de concert avec les citoyens était l’objectif de la Convention citoyenne sur le climat, malheureusement, là encore, autant les spécialistes du climat que les participants à cette convention s’accordent à dire qu’au final, il n’a pas été retenu grand-chose de leurs propositions… Et on peut imaginer que cette reculade génère encore de l’éco-anxiété…
5. Trouver une force intérieure
Il n’est pas facile de gérer toutes les émotions qu’une perspective inquiétante soulève en nous. La question qui se pose – une des plus décisives – est : que faire de ces états intérieurs, comment les vivre, comment les transformer ? Autrement dit, comment faire face à des temps difficiles tout en restant, le plus souvent possible, dans le contentement, la joie, l’amour, la dignité, l’ouverture aux autres, la paix intérieure ? Comment traverser les inévitables moments de souffrance et de découragement ?
Ne pas être capable d’apporter des réponses crédibles à ce niveau, c’est ne pas pouvoir envisager la perspective de temps difficiles. Aujourd’hui, ceux qui peuvent apporter des réponses crédibles sont minoritaires. Pour la classe politique telle qu’elle est configurée aujourd’hui, apporter de telles réponses serait un positionnement très risqué. Si un homme politique s’aventurait à dire qu’il faut se préparer à des temps difficiles, à accepter la réalité telle qu’elle est et savoir gérer son anxiété, on pourrait lui rétorquer que c’est un peu facile et que, si on en est réduit à cette extrémité, c’est qu’il n’a pas fait son boulot.
Je fais partie d’une école de pensée qui considère que la vérité est prioritaire, que la vérité est en fait plus rassurante que le mensonge, qu’accepter et assimiler la réalité est au final plus confortable et surtout plus productif que de lui tourner le dos.
Le déni est tentant, car il assure un certain confort mais je fais partie d’une école de pensée qui considère que la vérité est prioritaire, que la vérité est en fait plus rassurante que le mensonge, qu’accepter et assimiler la réalité est au final plus confortable et surtout plus productif que de lui tourner le dos. Le vieux sage de la saga Harry Potter, Dumbledore, le dit : « Il est nécessaire de comprendre la réalité avant de pouvoir l’accepter et seule l’acceptation de la réalité peut permettre la guérison. »
Avoir confiance en l’homme, ce n’est pas croire, comme Zemmour et les autres, que l’humanité est tellement merveilleuse qu’elle saura miraculeusement résoudre tous les problèmes. Avoir confiance en l’homme, c’est considérer qu’il est capable de regarder la réalité en face, de digérer le choc et d’agir en conséquence.
C’est là où l’apport de la philosophie, telle qu’on la concevait dans l’Antiquité, ou de ce que l’on nomme la spiritualité aujourd’hui, m’apparaît comme infiniment précieux. Ce qui me paraît le plus utile dans cet apport, c’est d’abord cette capacité à regarder la réalité en face et à digérer ce qu’on a vu. C’est un apprentissage, une force intérieure qui permet de rester heureux, de ne pas sombrer dans la dépression, un art de mobiliser des ressources intérieures de plus en plus profondes, une façon d’utiliser les épreuves pour gagner en lucidité, en amour, en densité, en profondeur, qui est le préalable à toute action nécessaire.
La philosophie antique nous enseigne l’art d’être heureux dans des circonstances extérieures difficiles, comme en témoigne l’expression « prendre les choses avec philosophie ». Prendre les choses avec philosophie, c’est supporter les épreuves, les pertes, les deuils, sans être trop affecté intérieurement.
Voici quelques citations – respectivement de Chögyam Trungpa et Épictète – pour illustrer mon propos :
« La spiritualité consiste à pourfendre l’espoir et la peur, à découvrir soudain l’intelligence qui va de pair avec ce processus. »
« Ce sont les difficultés qui révèlent les hommes. Philosopher, qu’est-ce ? N’est-ce pas s’être préparé à tous les événements ? Que doit donc dire le philosophe en face de chacune des aspérités de la vie : « C’est pour cela que je me suis exercé ; c’est à cela que je me suis préparé. »
Je voudrais vous citer aussi Etty Hillesum, une jeune femme juive morte à Auschwitz. Pour ce qui est de se préparer à des temps difficiles, elle savait de quoi elle parlait. Ce n’est pas l’éco-anxiété qui la menaçait, mais la « nazi-anxiété », et à très court terme ! Pour autant, elle ne se présente pas comme surhumaine : « On a bien le droit d’être abattu et découragé de temps en temps », écrit-elle. Mais, pour sortir de l’anxiété, elle prend appui sur une lucidité profonde : « Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela, et je continue de regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi. »
Fondamentalement, la démarche philosophique ou spirituelle consiste à assumer la totalité de l’expérience humaine, à prendre conscience que la souffrance et la joie, la peine et le plaisir, le succès et l’échec, les vaches grasses et les vaches maigres font également partie de la réalité.
Comme le dit Aragon, dans le poème Strophes pour se souvenir, dans lequel il fait parler le résistant Manouchian, juste avant son exécution :
« Adieu la vie, adieu la lumière et le vent
Adieu la peine et le plaisir, adieu les roses. »
6. Assumer qu’on va faire face à des temps difficiles
Il y a fort à parier que la perspective de temps difficiles va provoquer un clivage de plus en plus fort entre, d’une part, ceux qui seront toujours dans le déni et qui continueront à surjouer l’optimisme et, d’autre part, ceux qui voudront qu’on se réveille et qu’on passe à l’action. Et ce clivage va vraisemblablement éclipser progressivement tous les autres, le clivage droite-gauche, pro et anti-européen…
Sans être prophète de malheur, sans annoncer à tout bout de champ la fin du monde, sans se vautrer avec complaisance dans une espèce de fascination morbide ou pleine de culpabilité, il me semble, personnellement, qu’il y a au moins trois avantages à dire les choses comme elles sont et à oser assumer qu’on va affronter à des temps difficiles.
La première raison, c’est l’action. Et c’est le plus important. L’important, ce n’est pas d’être optimiste ou pessimiste, de penser qu’il est trop tôt ou trop tard, de considérer que l’humanité trouvera toujours une solution ou d’en douter, d’être écolo ou pas. L’important, c’est de poser les actions nécessaires pour résoudre la difficulté. Mais quand les actions nécessaires sont un peu coûteuses, comment les justifier ? L’action doit être proportionnée à la gravité et à l’urgence. Si on minimise la gravité et l’urgence, les actions resteront sous-dimensionnées. Si je dis à un ami atteint d’un cancer de la gorge qu’il a une rhinopharyngite et qu’il a tout son temps, comment pourrai-je le convaincre de faire d’urgence une chimio ?
Il est important de nommer une difficulté telle qu’elle est, ni plus ni moins, si on veut justifier la prise de mesures adéquates, surtout quand ces mesures doivent être importantes et qu’elles exigent des sacrifices, des modifications importantes de notre mode de vie et des remises en cause idéologiques.
Il est important de nommer une difficulté telle qu’elle est, ni plus ni moins, si on veut justifier la prise de mesures adéquates, surtout quand ces mesures doivent être importantes et qu’elles exigent des sacrifices, des modifications importantes de notre mode de vie et des remises en cause idéologiques. Par rapport au réchauffement climatique, on n’en est plus à des mesures du style : recycler le papier, trier les déchets, éteindre les écrans de veille de nos ordinateurs et de nos télévisions, fermer le robinet quand on se lave les dents… On n’en est plus là. On en est à des mesures beaucoup plus importantes, comme un changement de modèle économique, des économies massives d’énergie, une diminution drastique de notre consommation de viande et l’arrêt de l’élevage industriel, des plans d’urgence pour reboiser et protéger la biodiversité… Des mesures importantes qui devront être mises en place rapidement. Mais il faut le justifier et on ne peut le justifier qu’en reconnaissant que la situation est grave, voire très grave et qu’il y a urgence. On veut croire – et là, il y a encore une grosse part d’illusion – qu’on va pouvoir s’en sortir à moindre frais, sans sacrifices importants, sans se faire d’ennemis. Personne n’ose vraiment assumer qu’il faut prendre rapidement des mesures drastiques.
La deuxième raison d’assumer qu’on va vers des temps difficiles c’est qu’il faut se préparer rapidement. C’est bien de dire qu’on peut être optimiste et que le pire n’est jamais sûr, mais du coup, on ne se prépare pas. Celui qui pense qu’il a le temps prend son temps. Quand les temps deviennent difficiles, si on n’a pas préparé les gens psychologiquement et matériellement, ils sont complètement démunis et souffrent davantage. Finalement, pour ne pas effrayer les gens aujourd’hui, on les abandonne à leur sort demain. Il y a une préparation individuelle que j’ai déjà évoquée en rappelant quelques principes de base de philosophie et de spiritualité, mais il y aussi une préparation collective.
Car, collectivement, il y a deux façons de traverser des temps difficiles : dans le chaos, la violence, la peur, le chacun pour soi ou dans l’état de droit et la solidarité. Avec les gilets jaunes et la Covid, on a vu pointer un début de violence. Pendant l’épisode des gilets jaunes, il y a eu du vandalisme et des destructions de biens communs. Pendant la crise de la Covid, il y a eu de la violence essentiellement verbale et peu de violence physique. Mais que se passerait-il si nous devions affronter des crises plus graves ? Se préparer, c’est faire ce qu’il faut pour traverser l’épreuve dans un contexte d’état de droit et de solidarité, et la différence est immense.
Enfin, la troisième raison, c’est que, même si on n’arrive pas à éviter des temps difficiles, si on n’arrive pas à éviter certaines épreuves, on peut déjà commencer à préparer le monde d’après. Après la guerre de 14-18, les vainqueurs restent dans l’ancien paradigme, ils veulent retourner au monde d’avant. Ils partent du principe qu’ils avaient raison, que l’Allemagne est la fautive. Du coup, ils lui attribuent l’entière responsabilité du conflit et font l’erreur de l’humilier. Ils suscitent ainsi un profond ressentiment qui va engendrer la Deuxième Guerre mondiale. Tous les historiens sont d’accord sur ce point. En revanche, après la guerre de 39-45, il y a une vraie réflexion sur l’après-guerre et la reconstruction d’une Europe capable de collaborer et de vivre en paix. Et ça a bien marché. Une guerre entre États membres de la Communauté européenne est devenue quasiment impossible alors que les guerres étaient chroniques depuis le Moyen Âge et que, depuis des siècles, la France, l’Angleterre et l’Allemagne se considéraient globalement, avec des fluctuations, comme des ennemis héréditaires.
On ne peut pas séparer la crise et la nouveauté, la destruction et la création, la souffrance et la guérison de la souffrance. Tout cela fait partie d’une même réalité.
Il est très important de réfléchir, de visualiser et même de faire vivre dès aujourd’hui, au moins en partie, au moins au stade expérimental, le monde d’après, parce que ça introduit, dans un décor sombre, une note inspirante. Le tableau est alors complet, parce qu’on ne peut pas séparer la crise et la nouveauté, la destruction et la création, la souffrance et la guérison de la souffrance. Tout cela fait partie d’une même réalité.
Par rapport à la difficulté écologique et au réchauffement climatique, c’est crucial. On imagine les catastrophes, on redoute les restrictions, on voit le côté rabat-joie des mesures écologiques, mais peu de gens perçoivent les opportunités, peu de gens voient la possibilité d’un monde fondé sur d’autres valeur et dans lequel on pourrait vivre même plus heureux que dans celui que nous connaissons.
Quand on sent venir des temps difficiles, on peut se demander quelles en sont les causes ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, maltraite le monde, la planète, les êtres humains ? Qu’est-ce qui fait qu’on va dans le mur ? Et les causes des difficultés actuelles sont globalement connues : l’obsession de la croissance, la toute-puissance, la prédation sur la nature et les animaux, la pollution, l’idéologie, le fanatisme… La perspective est donc claire : faire exister des projets viables avec comme priorité de ne nuire ni à la nature ni aux êtres humains, des projets qui privilégient le long terme, la qualité de vie et les relations.
En fait, dès aujourd’hui, nombreux sont ceux qui préparent le monde de demain. Les initiatives fleurissent partout, intéressantes, positives, qui laissent entrevoir un monde durable, pacifique, solidaire, relationnel, véhiculant une conception du bonheur plus profonde que le seul bien-être matériel. Dans tous les domaines, agriculture, santé, management, écologie, il y a des initiatives intéressantes. On en parle un peu, mais pas assez. Beaucoup d’entre elles sont locales et de petite taille, ce qui ne contribue pas à les faire remarquer. Et c’est dommage, parce qu’on insiste beaucoup sur les difficultés, mais ça rééquilibre les choses de voir aussi ce qui va bien, ce qui marche, ce qui va dans le bon sens.
Il y a – dans le monde d’aujourd’hui – énormément d’initiatives de ce genre. À écouter ces porteurs de projet, ces hommes et femmes de terrain, tous disent que la situation est grave, qu’on ne fait rien, que si on continue on va dans le mur et qu’il serait temps qu’on se réveille. C’est pour cette raison que ces hommes et ces femmes ont fait des choix radicalement innovants. Anticiper des temps difficiles est parfaitement compatible avec la création immédiate et efficace d’un monde différent.
Quoi qu’il arrive, les choses ne se passeront pas comme nous l’imaginons et la seule certitude, c’est qu’il y aura des aspects positifs et négatifs.
Pour conclure, je voudrais rappeler que, puisque l’avenir est inconnu, quoi qu’il arrive, les choses ne se passeront pas comme nous l’imaginons et la seule certitude, c’est qu’il y aura des aspects positifs et négatifs. En revanche, quoi qu’il se passe, et parce que ça viendra nous chercher à coup sûr dans nos retranchements, il nous faudra mobiliser tout ce dont nous pourrons disposer comme lucidité, courage, compréhension bienveillante, solidarité et force intérieure. Notre défi sera donc de traverser ce qui nous attend avec dignité.
Comme l’exprimait Etty Hillesum : « Après la guerre, nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque, indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. »