La société démunie face à la souffrance psychique

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La souffrance psychique, c’est la souffrance liée à nos fragilités, à nos blessures profondes, à notre anxiété. C’est ce qui fait qu’on peut être mal même quand on a, soi-disant, tout pour être heureux. Ce mal-être est au fond de nous, plus ou moins intense, plus ou moins handicapant. Et chez certaines personnes, il prend des formes graves : dépression, pulsion suicidaire, psychose, etc.

Bien sûr, c’est d’abord un problème individuel. Si quelqu’un prend conscience d’une fragilité, il peut se prendre en charge et aller voir un psy et cela reste une démarche privée. On ne voit pas, a priori, quel projet de société ouprogramme politique il peut en découler.

La souffrance psychique était considérée comme une affaire privée. Aujourd’hui, la donne change et la question du lien entre l’organisation de la société et la souffrance psychique émerge.

Jusqu’à aujourd’hui, le projet de société, le projet politique de l’Occident, c’était de faire disparaître les souffrances causées par la misère, la maladie, les accidents, c’était d’assurer le confort, la sécurité et le bien-être matériel, c’était d’encourager la croissance économique et d’en répartir, avec plus ou moins d’équité, les bénéfices. La souffrance psychique était considérée comme une affaire privée. Aujourd’hui, la donne change et la question du lien entre l’organisation de la société et la souffrance psychique émerge.

Les médecins et les spécialistes affirment, de façon récurrente, que la souffrance mentale, psychique est en hausse et qu’elle atteint même des proportions inquiétantes. Un rapport de l’OMS du 17 juin 2022 dit que près d’une personne sur huit dans le monde vivrait avec un trouble mental et qu’il n’y a pas assez de moyens déployés pour y faire face.

Voici quelques extraits d’un article du Monde daté du 14 juin 2022, intitulé « Les professionnels de santé dépassés par la vague de détresse psychologique qui touche les jeunes adultes » : « Attentats, Covid-19, guerre en Europe, crise climatique… la vague de souffrance psychologique est plus forte que jamais chez les 18-24 ans. Si des mesures nationales ont été prises, elles sont insuffisantes… « Les professionnels de santé à l’université voient affluer des jeunes qui ne parviennent plus à se « projeter dans l’avenir »…

Cet article date de juin 2022, mais un peu auparavant, j’ai entendu sur France inter, un psychiatre, Raphaël Gaillard, qui tenait des propos analogues. Je le cite : « Nous – nous, ce sont les psychiatres qui, de par leur fonction, sont en première ligne – nous voyons la société dans ses profondeurs et ce que nous voyons, ce ne sont pas des vagues successives, ce sont des lames de fond, une lame de fond de souffrance psychique ». Il évoque également, comme cause principale de cette lame de fond, l’incapacité des personnes à se projeter dans l’avenir.

En fait, la souffrance psychique – surtout sous ses formes graves : anxiété, dépression, déficit de confiance en soi, fragilité, etc. – quand elle commence à poindre, est comme une pesanteur qui aspire les gens vers le fond, comme s’ils étaient en train de couler ou de s’enfoncer dans des sables mouvants. C’est à la fois douloureux et effrayant. Et la réaction la plus courante, la plus basique, consiste alors de s’accrocher à une bouée de sauvetage, à un support qui empêche de sombrer, à une activité qui sert de compensation.

Beaucoup d’activités, qui sont souvent en elles-mêmes très saines, peuvent servir de bouées de sauvetage : le sport, les loisirs, la consommation, le travail, le sexe, l’engagement politique même et d’autres encore. Elles créent alors un phénomène de dépendance ou d’excès, avec tous les problèmes, individuels ou collectifs que cela entraîne. Et quand le contexte rend plus difficile l’accès à une bouée de sauvetage, cela peut devenir intolérable et entraîner dépression ou colère. Et c’est en partie ce qui se passe aujourd’hui.

La souffrance psychique est un peu plus supportable – ou un peu moins insoutenable – si on a du confort, des loisirs, si on peut faire les soldes et se faire plaisir, tout en pensant que le monde de demain nous offrira toujours et encore plus de possibilités.

Parce que – et c’est là que le politique et l’individuel se rejoignent – la modernité, surtout depuis une soixantaine d’années, mettait à notre disposition deux grandes et puissantes bouées de sauvetage collectives qui étaient, premièrement, la consommation, avec des produits toujours plus attractifs et la promesse qu’il y aura toujours plus à consommer et deuxièmement, l’optimisme politique, l’espoir que le monde change et que ce sera mieux demain. En clair, la souffrance psychique est un peu plus supportable – ou un peu moins insoutenable – si on a du confort, des loisirs, si on peut faire les soldes et se faire plaisir, tout en pensant que le monde de demain nous offrira toujours et encore plus de possibilités.

Or, aujourd’hui, ces deux bouées ne fonctionnent plus aussi bien qu’avant. Avec le COVID, la guerre proche de nous, les tensions internationales, le réchauffement climatique, il est devenu plus difficile de trouver du sens à la société de consommation, qui est de moins en moins en mesure d’anesthésier nos souffrances et il est devenu aussi plus difficile d’être très optimiste quant à l’avenir. Il n’est donc pas étonnant que ce vide génère une « lame de fond de souffrance psychique », qu’il révèle une fragilité sous-jacente qui n’est plus compensée comme elle l’était auparavant dans un contexte global plus favorable. C’est ce phénomène que décrivent les psychiatres quand ils constatent que les jeunes n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir.

Ce n’est pas très réjouissant mais il y a aussi des aspects positifs.

Une nouvelle définition de la force et du courage émerge, qui serait non pas de n’avoir aucune faiblesse, mais de parvenir à les assumer.

Le premier, c’est que la souffrance psychique n’est plus un sujet aussi tabou qu’autrefois. Avant, il mettait de nombreuses personnes très mal à l’aise. Se sentir fragile était considéré comme un signe de faiblesse, un échec. Aujourd’hui, le regard posé sur la fragilité est différent : il est plus facilement admis que tout le monde a des blessures, des fragilités. Ça fait notre humanité, notre richesse, notre authenticité. Et il n’y a plus à en avoir honte. Un exemple parmi d’autres, le dimanche 9 janvier 2022, sur TF1, le chanteur Stromae a évoqué sa dépression, sa solitude. Il a chanté son nouveau titre L’enfer, sur ses pensées suicidaires, « ces pensées qui me font vivre un enfer ». Et ce qui m’a le plus intéressé, ce sont les commentaires sur les réseaux sociaux, parce qu’ils témoignent, à mon avis, d’un changement profond de mentalité. Beaucoup de gens le félicitent d’avoir eu le courage de parler de sa faiblesse, de sa faille. Comme si émergeait une nouvelle définition de la force et du courage qui serait non pas de n’avoir aucune faiblesse, mais de parvenir à les assumer. Une journaliste de France Inter, Sonia Devillers, a même remarqué : « C’est accorder à la maladie mentale une dignité inédite dans l’histoire de la télé. »

Un autre aspect positif : si le sujet émerge et n’est plus tabou, c’est qu’on est prêt à y faire face, à chercher de vraies solutions pour traiter la souffrance, plutôt que de recourir toujours et encore aux mêmes compensations. C’est un signe de santé, crucial dans un monde où les bouées de sauvetage ne sont plus aussi fiables qu’auparavant. S’ouvre devant nous un immense domaine à explorer, la souffrance psychique étant indissociable d’un certain nombre d’autres thèmes importants comme le bonheur, l’amour, la relation, la solitude, l’éducation, le besoin de sens, la communication, la violence faite aux enfants, des thèmes qui nous concernent tous, des thèmes qui sont au cœur de notre humanité.

Prendre vraiment acte de la souffrance psychique n’est pas seulement le signe d’un changement de mentalité, mais aussi d’un changement très profond de société, qui entraîne un changement dans la définition même de ce qu’est un monde meilleur. Jusqu’à aujourd’hui, comme je le disais en introduction, le projet de l’Occident consistait à faire disparaître la souffrance liée à la pauvreté, à la faim, au froid, à la dictature, à la maladie, mais le thème de la souffrance mentale, du mal-être intérieur, était largement sous-estimé, voire même occulté.

Un monde meilleur n’est-il pas aussi un monde dans lequel il y a moins de souffrance psychique ?

La prise en compte de la souffrance psychique complète sérieusement le décor, elle le change même complètement parce qu’il est alors pris dans sa totalité. Et ce, d’autant plus que le projet initial, celui d’un monde meilleur centré un peu trop exclusivement sur le plan matériel, sur le confort et la sécurité, bat de l’aile. Il est en crise, voire en échec : on ne sait pas trop à quelle sauce on va être mangé mais on n’a pas vraiment l’impression que le monde qui nous attend sera spécialement réjouissant.

Le projet de société actuel, matérialiste, est donc soumis à un certain nombre de questionnements : comment continuer à assurer le bien-être matériel ? Comment faire face à la souffrance psychique ? Comment assurer la transition vers la sobriété et prendre en charge le désarroi que cela va entraîner ? Comment faire pour que la perspective éventuelle de privation ou de récession soit l’occasion de faire un monde dans lequel on serait malgré tout plus heureux ?

De ce point de vue, il y a au moins deux catégories de personnes qui me paraissent intéressantes à remarquer, et qui se situent aux deux extrémités du spectre. D’un côté, il y a celles qui ne veulent pas entendre parler de souffrance psychique et qui s’accrochent aux bouées de sauvetage anciennes offertes par le modèle actuel. La société de consommation est une drogue, une échappatoire à leur mal-être. La perspective de la sobriété, des restrictions, ne peut que mettre ces personnes en panique. À leurs yeux, le changement de modèle que va nous imposer le réchauffement climatique est juste une perspective horrible. Elles ne peuvent voir en l’écologie qu’une force restrictive et punitive. De ce côté, il faut s’attendre à une vague de souffrance psychique qui s’exprimera par la dépression, la colère et une énorme résistance au changement.

De l’autre côté, il y a les personnes qui ne trouvent plus guère de sens dans le modèle occidental de recherche exclusive de bien-être matériel, car ce modèle ne produit pas les conditions profondes d’un vrai bonheur, d’une vraie guérison de la souffrance psychique, d’une vraie relation entre les gens. Ces personnes savent ou pressentent que n’est pas encore et toujours plus de pouvoir d’achat, de profit, de croissance qui va faire un monde meilleur. C’est une illusion en laquelle elles ne croient plus. Dans cette perspective, l’adaptation à la sobriété ne sera pas forcément facile à vivre, mais elle pourra être compensée par un gain réel et précieux au niveau de l’humain, du sens, de la relation.

Quoi qu’il en soit, la prise en compte de la souffrance psychique sera une des clés de voûte du système de demain, et ce programme sera un peu plus complexe à mettre en œuvre qu’une simple augmentation des impôts et des aides de l’État. Comment s’y prendre ? Quels types de mode de vie, d’organisation collective, d’institution, d’éducation, de relation au travail, d’aménagement du territoire, etc. etc. doivent en découler ? Faut-il inventer de nouveaux rites de passage ? Faut-il créer des lieux de vie qui facilitent la relation ? Que doit-on enseigner de nouveau aux enfants et aux adolescents ? Quel type d’école doit-on envisager ? Les possibilités sont très nombreuses, dans tous les domaines, pour peu qu’on fasse un peu preuve d’imagination. C’est un thème très riche et plein de promesses, à explorer et à construire.

Donc, d’un côté, la souffrance psychique est une question privée, individuelle, indépendante de l’état de la société. (On sait très bien que certaines personnes ont « tout pour être heureuses » et qu’elles ne le sont pas, et on pourra changer le monde autant qu’on veut, elles seront toujours malheureuses.)

D’un autre côté, la prise en compte de la souffrance psychique n’est pas uniquement un problème individuel. Il y a aussi une dimension sociologique, et je dirais même de sociologie lourde, profonde, la sociologie des tendances à long terme, des mouvements de fond d’une société.

Prenons l’exemple de la solitude. Aujourd’hui, il y a beaucoup de solitude et celle-ci renforce la souffrance psychique. Mais la solitude est très différente d’une société à l’autre. Une de mes amies a grandi en Algérie jusqu’à l’âge de dix ans, puis ses parents sont venus en France. Elle me disait qu’en Algérie, si elle sortait de chez elle et faisait un tour dans le quartier, une vingtaine de personnes pouvaient lui dire bonjour en l’appelant par son prénom. Trois ans après l’installation de leur famille en France, elle ne connaissait toujours pas les occupants de l’immeuble où ils vivaient. Jusque récemment en Europe, disons jusqu’au milieu du XIXè siècle, et dans toutes les sociétés traditionnelles dans le monde, la solitude n’existait pas. C’était plutôt l’inverse, les gens étaient nombreux dans chaque logement. Bien sûr, ça posait d’autres problèmes. Serait-il possible qu’on revienne petit à petit vers des lieux de vie collectifs et transgénérationnels ?

Mais il n’y a pas que l’exemple de la solitude, celui de l’environnement entre aussi en ligne de compte. Quand on regarde son habitation, son environnement immédiat, quand on sort, quand on va sur son lieu de travail, quand on voit l’état général du monde, que ressent-on : satisfaction ou accablement ? Notre environnement est-il harmonieux, en ordre, apaisant ou discordant ? Est-il en voie d’amélioration ou de dégradation ? Le quartier dans lequel on vit est-il beau ou déshumanisé ? Est-on témoin tous les jours d’incivilités et de dégradations ? Je connais trois personnes qui sont un peu fragiles, qui vivent dans une cité et qui toutes trois m’en ont fait la même description : bruit, violence, dégradation, ordures, saleté, etc. Elles n’en peuvent plus mais n’ont pas les moyens de partir et elles sont atteintes au plus profond d’elles-mêmes.

Et quand on quitte la maison pour se rendre à son travail, le trajet est-il long et pénible ? Ensuite, l’activité professionnelle elle-même a-t-elle du sens ou non ? Les conditions de travail se dégradent-elles ? Je reçois beaucoup de témoignages de personnes qui ressentent assez cruellement la dégradation de leurs conditions de travail.

Le vaste thème de la relation constitue un autre sujet fondamental : toutes les relations, entre parents et enfants, entre hommes et femmes, en famille, avec les voisins, au travail. Il est difficile de séparer la souffrance psychique de la difficulté relationnelle, l’une rejaillit sur l’autre en permanence. L’absence de relation, la maltraitance dans la relation est la cause principale de la souffrance psychique. Mais ce sont aussi nos souffrances psychiques qui nous rendent maladroits, fermés ou même maltraitants dans la relation. Combien de personnes sont aujourd’hui maltraitantes avec leurs enfants parce qu’elles n’ont jamais pris soin des traumatismes de leur propre enfance ?

La question de l’enfance est bien sûr essentielle. Comment fait-on pour qu’un enfant qui naît devienne un jeune adulte avec moins de souffrances psychiques, moins de fragilités ? Est-ce juste une question privée ? Cela concerne-t-il uniquement les familles ou aussi l’ensemble de la société ? En quelques années, le thème des abus sur les enfants et sur les femmes a pris de l’ampleur et c’est bien qu’on puisse nommer les choses.

Enfin, il faut poser la question la plus globale : est-ce que le monde paraît avoir du sens ou non et est-ce que je vais trouver ma place dans ce monde ?

Se sentir utile, participer à un mouvement collectif qui améliore l’état du monde tempère profondément le mal-être intérieur. Malheureusement, aujourd’hui, on se sent plutôt passif et isolé face à un état du monde qui se dégrade.

À ce niveau, savoir si on participe à la guérison ou à la maladie du monde devient crucial. Participer à la guérison du monde donne du sens à la vie, donne un profond sentiment de satisfaction. Se sentir utile, participer à un mouvement collectif qui améliore l’état du monde tempère profondément le mal-être intérieur. Malheureusement, aujourd’hui, on se sent plutôt passif et isolé face à un état du monde qui se dégrade. L’impression que le monde va mal, qu’on est impuissant, qu’on ne peut plus se projeter dans l’avenir entraîne fatalement des répercussions négatives sur notre vie intérieure. C’est même pire que cela : même si on fait ce qu’on peut pour participer à la guérison du monde, on a tous plus ou moins l’impression de participer aussi à la maladie du monde, dans la mesure où notre mode de vie contribue au réchauffement climatique. Comme presque tout le monde, j’ai un smartphone : donc je profite de l’extraction de métaux rares dans les mines en Afrique, dans des conditions de travail qui ne sont pas loin de l’esclavage, y compris pour des enfants. Il est devenu quasiment impossible d’avoir un mode de vie dans lequel on ne serait en rien responsable des problèmes du monde actuel. Et c’est un facteur aggravant de dépression, d’angoisse et d’insatisfaction.

Ces thèmes si importants n’ont pas grand-chose à voir avec l’amélioration matérielle des conditions de vie.

Une augmentation de salaire de 10%, même si elle est bonne à prendre, n’est pas la solution. Aujourd’hui, la politique tourne beaucoup autour de la préservation du pouvoir d’achat. Certes, il est important de le préserver mais c’est un peu réducteur d’y voir un projet collectif porteur de sens à soi tout seul. Un projet, pour être vraiment porteur de sens, doit pouvoir répondre à des questions comme : comment assurer l’avenir de nos enfants ? Comment résoudre les problèmes graves qui se posent ? Comment faire face au réchauffement climatique ? Quelles valeurs profondes va-t-on défendre ? Comment faire pour qu’il y ait plus de relation, plus de lien et plus de sens ? Comment participer à la guérison du monde ? Comment créer un environnement dans lequel les personnes pourront se sentir vraiment heureuses ? Une amélioration matérielle de nos conditions de vie ne nous donnera pas de réponse à ces questions, d’autant plus que cette amélioration est devenue très problématique.

Aujourd’hui, force est de constater que la direction qu’emprunte le monde augmente la souffrance psychique, parce le profit remplace le sens, parce qu’il y a beaucoup de solitude, parce qu’il n’y a plus de valeur fondatrice commune, parce qu’il est difficile de se projeter dans l’avenir et parce qu’on va dans le mur. Prendre complètement la mesure de ce qu’est la souffrance psychique, ce qui l’augmente et ce qui la soigne, c’est commencer à réfléchir à un autre projet de société, plus complet, plus riche. C’est devenu une nécessité vitale.