Vivre avec un grand « Je ne sais pas »

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La crise du Covid a exacerbé les conflits d’opinions en France et dans le monde. Les réseaux sociaux sont devenus le théâtre d’affrontements idéologiques entre les « pro » et les « anti » de tous poils. Qui a tort ? Qui a raison ? Qui dit vrai ? Qui dit faux ? Qui nous veut du bien ? Qui nous veut du mal ? Les conflits se sont invités dans les médias, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les familles. Ça n’a pas toujours été facile de côtoyer la déferlante des opinions et la confusion environnante, ce climat de désarroi, de peur, de colère et d’accusation. Cela peut être très douloureux de voir autour de nous nos proches ou nos moins proches se déchirer, de sentir que les positions des uns et des autres se durcissent, de ne plus savoir en qui avoir confiance. Et aussi de sentir qu’on peut se laisser insidieusement contaminer par ce climat plus ou moins toxique. Donc la question se pose : comment se situer dans ce contexte ? Où trouver un point d’appui au milieu de tant d’incertitudes ?

Les conflits d’opinions ont toujours existé, avec la tentation pour certains d’imposer leur point de vue aux autres et, face à cela, les droits de l’Homme et la liberté d’opinion constituent sans doute la meilleure solution politique : chacun a le droit d’avoir ses opinions, à condition de ne pas troubler l’ordre public et de respecter le droit des autres à avoir aussi les leurs. C’est une solution socialement très efficace et très précieuse qui assure la paix et la liberté. On laisse chacun penser ce qu’il pense et on cohabite harmonieusement. Mon voisin peut être de droite ou de gauche, témoin de Jéhovah ou trotskiste, se passionner pour les extra-terrestres ou ne vivre que pour le football et n’en être pas moins un bon voisin, serviable et courtois ou, au moins, un voisin qui me laisse vivre avec mes propres opinions et bizarreries.

Mais on sent bien que ça ne résout pas tout. La liberté d’opinion ne calme en rien l’emballement idéologique, elle ne diminue pas l’incompréhension entre les êtres humains et ne nous incite pas à nous remettre en cause. De plus, elle est fragile, si le fanatisme et l’extrémisme augmentent. Au niveau politique, une opinion peut devenir une décision clivante. On l’a bien vu avec le vaccin. Jusque-là, être pro ou anti-vaccin demeurait, pour beaucoup, une question d’opinion et de choix individuel. Mais c’est devenu une question politique conflictuelle quand le gouvernement a imposé le pass vaccinal.

Une autre limite de la liberté d’opinion, qui nous laisse la liberté de penser ce que nous pensons, c’est qu’elle laisse de côté la question de la vérité ou de la validité de ce que nous pensons. D’un côté, c’est sa force, car il est bien difficile de savoir ce qui est vrai, ce qu’est la vérité et même s’il y a une vérité. La liberté d’opinion nous préserve de la folie de ceux qui veulent établir une « vérité » officielle et contraignante. Tous les régimes tyranniques qui ont voulu imposer leur vérité ont dû utiliser la violence – et parfois une violence inouïe – pour, au final, ne même pas y parvenir. C’est donc une bonne chose que la liberté d’opinion mette de côté la question de la vérité. Mais c’est aussi sa limite, parce que la question de la vérité, aussi difficile soit-elle, demeure incontournable. C’est bien de penser ce qu’on pense, mais qu’est-ce qui nous garantit que ce qu’on pense n’est pas complètement à côté de la plaque ? La question se pose. Après tant de siècles de dogmatisme et d’idéologie, il est assez sain de considérer qu’il n’y a pas de vérité unique, que personne ne « détient » la vérité et que, peut-être même, la vérité n’existe pas, que c’est une divinité inaccessible aux hommes. En revanche, il suffit d’ouvrir les yeux ou de tendre l’oreille pour constater que le « non-vrai » existe bel et bien. Le mensonge, la superficialité, l’illusion, l’idéologie, la mauvaise foi, la malhonnêteté intellectuelle, la désinformation sont des réalités bien tangibles. L’être humain est complexe, souvent tiraillé entre malhonnêteté et honnêteté, et si son inclination pour le « non-vrai » est forte, son besoin de vérité l’est tout autant. Le mensonge est suffocant et c’est donc impossible de renoncer à la vérité, aussi difficile soit-elle à trouver.

Sauf à être emportés par la peur, la haine ou le fanatisme, nous ne pouvons que constater les limites de toute vision manichéenne du monde : il n’y a pas un camp des bons et un camp des méchants; pas plus qu’il n’y a, d’un côté, ceux qui ont 100% raison et, de l’autre, ceux qui ont 100% tort.

Le thème de l’opinion est très important autant dans la philosophie, antique et moderne, que dans toutes les formes de spiritualité. Le Bouddha a dit : « La voie consiste en ceci : cessez de chérir des opinions. » C’est une proposition qu’il faut, plus que jamais, prendre au sérieux. Nous sommes invités, d’une part, à prendre de plus en plus conscience de la puissance de nos opinions et de tout ce qui peut les alimenter : projections, peurs, conflits d’intérêts, et d’autre part, à être capable de dire « je ne sais pas » quand on ne sait pas… Par ailleurs, sauf à être emportés par la peur, la haine ou le fanatisme, nous ne pouvons que constater les limites de toute vision manichéenne du monde : il n’y a pas un camp des bons et un camp des méchants; pas plus qu’il n’y a, d’un côté, ceux qui ont 100% raison et, de l’autre, ceux qui ont 100% tort.

Nous pouvons prendre un peu de recul et réfléchir à une façon d’échapper aux conflits idéologiques sans fin, souvent absurdes, parfois tragiques, qui déchirent l’humanité depuis si longtemps. Les opinions changent, mais le déchirement et la folie demeurent. Comment faire quand on ne veut pas tomber dans un monde simpliste où la règle du jeu est : opinions contre opinions, certitudes contre certitudes, jugements contre jugements, haine contre haine ?

1. Ce que je pense n’est pas ce que je suis

Une des pistes est de distinguer très nettement une personne de ce qu’elle pense. Or, notre culture, essentiellement fondée sur la pensée, nous pousse à identifier une personne à ses opinions et à y attacher beaucoup d’importance. Ce travers est très fort dans nos sociétés occidentales et remonte au christianisme qui associait le salut à la croyance. Dans la philosophie antique, en revanche, le « salut » est dans la sagesse et Socrate est très clair sur ce point : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Dans l’ensemble, les écoles philosophiques grecques se méfient de l’opinion et du jugement. Deux d’entre elles particulièrement, le cynisme et le scepticisme, sont très radicales dans leur critique de la pensée. La philosophie antique nous proposait le modèle du sage, et ce qui fait le sage, c’est son altruisme, son sens de la justice, son absence de peur de la mort, son authenticité, parfois son silence, sa capacité à révéler ce que nous nous cachons à nous-mêmes, bref, ce qu’il est et non ce qu’il pense ou ce qu’il dit. Pour la philosophie antique, donc, ce n’est pas ce que quelqu’un pense qui compte, mais ce qui se passe à l’intérieur de lui, dans la profondeur. Ce n’est pas le discours qui fait l’homme, mais ses qualités humaines.

Le christianisme introduit une rupture majeure en accordant une importance cruciale à la croyance et au dogme (et donc à la pensée) et en voulant imposer une orthodoxie, au point de provoquer des conflits sans fin pour défendre la vraie foi contre l’hérésie. Or, bien que l’Occident se soit déchristianisé, la tendance à accorder beaucoup trop d’importance à ce que quelqu’un pense perdure. Alors que c’est tellement plus riche de s’intéresser aux êtres humains dans leur globalité. Nous pouvons ainsi croiser des personnes dont l’avis diffère du nôtre, mais dont nous pouvons sentir qu’elles sont généreuses et ouvertes; et, inversement, nous rendre compte que des personnes qui pensent comme nous ont de sérieuses lacunes sur le plan humain.

C’est très complexe. Dans mon entourage, un homme était plutôt connu comme ayant des opinions négatives sur l’homosexualité. Mais quand son neveu a fait son coming out, il l’a très bien accueilli et beaucoup soutenu. A l’inverse, j’ai connu aussi quelqu’un qui était très favorable à l’homosexualité, se déclarant favorable au mariage gay, mais qui a très mal réagi quand il a découvert l’homosexualité de son fils. Parfois, l’opinion de quelqu’un est plutôt révélatrice de ce qu’il est, parfois plutôt pas. Il ne faut pas faire de généralités et prendre chaque personne individuellement, en essayant de savoir qui elle est, dans sa vérité, dans sa profondeur.

C’est d’ailleurs dans la mesure où nous ne réduisons pas une personne à ce qu’elle pense que nous pouvons être ami avec quelqu’un qui ne partage pas nos opinions. Nous voyons, chez cette personne que nous aimons, beaucoup plus que juste un ensemble de considérations politiques et religieuses plus ou moins rigides. Nous pouvons être touchés par sa générosité, par son honnêteté, par le fait qu’elle nous montre aussi de l’amitié et que nous savons que nous pouvons compter sur elle en cas de besoin. Et on peut considérer que tout cela a beaucoup plus d’importance que telle ou telle opinion. Qu’est-ce qui fait alors qu’on va renoncer à cette qualité relationnelle pour entrer dans le conflit ? Aujourd’hui, beaucoup de catholiques n’ont aucun mal à être très amis avec des protestants. Pourquoi certains catholiques, au XVIe siècle, ont été conduits à haïr, puis à persécuter des protestants ? Deux amis s’estiment et s’apprécient depuis vingt ans : doivent-ils se fâcher et prendre leurs distances parce qu’ils n’ont pas le même avis sur les vaccins et que ça leur est insupportable ?

2. Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ?

Une des façons de sortir du jugement, de quitter le terrain de l’opinion est de se demander pourquoi nous pensons ce que nous pensons, d’essayer de comprendre l’origine de nos opinions. Celles-ci ne sortent pas de nulle part, elles sont le fruit de nos expériences, de notre éducation, de nos blessures. Elles sont colorées par nos émotions : colère, peur, déception, culpabilité. Elles sont la résultante de beaucoup d’influences diverses, de notre famille, de notre milieu, de la société et de nos réactions à ces influences, quand nous prenons, par exemple, le contre-pied des valeurs de notre milieu. Nous sortons de l’enfance avec de nombreux conditionnements, plus ou moins conscients. Entrent en jeu aussi tous les conflits d’intérêts. Ce thème des conflits d’intérêts a été beaucoup mis en avant pendant la crise du Covid. Or, il est simpliste de croire que tout se résume à cela. Les intérêts peuvent certes conditionner les opinions, mais il y a d’autres facteurs, tout aussi importants, comme l’illusion ou la peur.

L’insistance sur les conflits d’intérêts n’est pas si innocente, parce qu’elle sous-entend que, si on n’avait pas de conflits d’intérêts, on serait par là même beaucoup plus objectif, ce qui n’est absolument pas garanti, car l’idéologie déforme la vision largement autant que les conflits d’intérêts.

En fait, l’insistance sur les conflits d’intérêts n’est pas si innocente, parce qu’elle sous-entend que, si on n’avait pas de conflits d’intérêts, on serait par là même beaucoup plus objectif, ce qui n’est absolument pas garanti, car l’idéologie déforme la vision largement autant que les conflits d’intérêts. En clair, travailler pour Pfizer peut certes influencer les prises de position sur les vaccins; mais beaucoup de personnes qui n’avaient aucun lien d’aucune sorte avec Big Pharma n’en ont pas moins eu beaucoup d’opinions.

Chacun de nous est face à un choix fondamental :convaincre ou connaître.

Quel que soit le sujet de société qui occupe le devant de la scène, que ce soit le pouvoir d’achat, le rôle de Pétain pendant l’occupation, l’efficacité du vaccin ou autre, chacun de nous est face à un choix fondamental :convaincre ou connaître. L’opposition entre le désir de convaincre et le désir de connaître est une clé très précieuse pour comprendre le monde. Peu de gens veulent connaître, beaucoup veulent convaincre, alors même que leur vision de la réalité est bien souvent partielle, donc fragile, ce qui oblige à être sans arrêt sur la défensive. Une des façons de consolider une opinion fragile est bien évidemment de vouloir en convaincre les autres. Lesquels peuvent aussi être animés du même désir de convaincre. Tout le monde cherche à convaincre et personne n’écoute personne.

Celui qui cherche à connaître doit s’intéresser au sujet, s’informer, se renseigner, mais il doit aussi – et c’est un point qui est moins souvent abordé – regarder en lui, dans la profondeur de son psychisme, tout ce qui peut fausser sa vision. C’est un travail de longue haleine, dans lequel il faut rendre conscients tous les aspects inconscients qui colorent notre approche du réel, tout ce qui nous rend très subjectifs. Par exemple, quand j’étais jeune, je m’intéressais beaucoup à l’art et la culture, et j’avais tendance à considérer que « c’était mieux avant », que l’art du passé était supérieur à celui d’aujourd’hui, que la peinture italienne de la Renaissance ou que le théâtre de Racine et de Shakespeare étaient des sommets indépassables, que Richard Gere était fade à côté de Clark Gable, que le XVIIIesiècle était une époque bénie sur le plan intellectuel et artistique, qu’aucun livre de philo ne pourrait égaler la perfection du livre de Diderot, Jacques le fataliste,etc. Aussi caricatural que cela pouvait être, ça me paraissait très objectif. J’étais très rigide et dogmatique quand il s’agissait d’art et de lettres. Et j’ai mis un certain temps à comprendre que cette position correspondait à ma structure psychologique profonde, dans laquelle la nostalgie du paradis perdu est très forte, avec la conviction que c’était mieux avant, que c’est définitivement perdu, qu’on ne peut rien y faire, que les forces de destruction ou d’exil sont trop puissantes, etc.

Je peux donner un autre exemple très récent. Quand j’ai appris, avant le début des hostilités, que Poutine préparait une invasion de l’Ukraine, qu’il regroupait des troupes et des armes à la frontière, j’ai senti une profonde tristesse pour les Ukrainiens. J’étais persuadé que la Russie ne ferait qu’une bouchée de l’Ukraine, que la guerre serait très rapide, que l’Ukraine serait anéantie et que c’en était définitivement fini, dans ce pays, de la liberté, de la démocratie et de la souveraineté – et ceci dans une indifférence généralisée. Bien sûr, c’était une éventualité prévisible. Beaucoup d’experts faisaient la même analyse. Or, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. J’ai d’abord été très surpris. Puis, je me suis posé la question : pourquoi l’idée d’une guerre plus complexe, d’une résistance ukrainienne ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Après tout, on a déjà vu des petits pays résister à des superpuissances. C’est bien ce qui s’est passé au Vietnam pour les Américains et en Afghanistan pour les Russes. Ce n’est pas la seule raison, mais si je n’ai pas pu envisager la possibilité d’une résistance ukrainienne, c’est en partie parce que j’ai projeté cette perte du paradis, qui est mon histoire personnelle, sur l’Ukraine.

3. Sortir de l’indignation

Un autre thème important concerne les émotions, l’agitation, l’indignation qui sous-tendent nos certitudes. Aujourd’hui, l’indignation a bonne presse. Elle est même considérée comme une vertu. Et il est compréhensible et sain de ressentir de la colère face aux abus, face à tout ce qui porte atteinte à l’intégrité ou la dignité d’un être humain. En fait, ce qui pose problème, ce n’est pas tant la colère elle-même que la façon dont elle peut alimenter la certitude d’avoir raison. On pourrait donc dire qu’il y a une bonne et une mauvaise indignation. La bonne, c’est quand l’indignation est essentiellement un sursaut de notre intégrité face à ce qui la menace ou menace celle des autres. La mauvaise, c’est quand l’indignation se mêle à l’opinion, à l’idéologie, nous amène à simplifier la réalité et nous installe dans la certitude d’avoir raison et d’être dans le camp des bons.

J’ai compris qu’il m’invitait à adopter une vision plus complexe et complète de la réalité, à essayer de me mettre à la place des autres, à admettre que je ne comprenais pas tout et que c’était plus facile d’avoir des certitudes sur les êtres humains que de les aimer.

Certaines personnes, convaincues de la justesse de leurs opinions, ne supportent pas que les autres ne les partagent pas. L’enjeu est, pour elles, énorme et il leur est inconcevable que leurs proches voient les choses d’une façon différente de la leur, ce qui entraîne beaucoup de jugements, de prosélytisme, de disputes et parfois de brouilles durables. Quand j’étais jeune, alors que dans mon environnement familial et amical il y avait beaucoup de conflits et de divorces, mon père, Arnaud Desjardins, m’avait dit : « Il faut quitter le monde du jugement et de l’indignation. » Bien sûr, il parlait de cette tendance à simplifier la réalité, à juger les autres, à se considérer comme supérieur. J’ai compris qu’il m’invitait à adopter une vision plus complexe et complète de la réalité, à essayer de me mettre à la place des autres, à admettre que je ne comprenais pas tout et que c’était plus facile d’avoir des certitudes sur les êtres humains que de les aimer.

Il y a beaucoup de choses dans le monde qui peuvent nous choquer, nous inquiéter ou nous briser le cœur. Par rapport à beaucoup de ces choses, nous nous sentirons impuissants. Or, une des réactions typiques de notre époque consiste à compenser l’impuissance par le refus, l’indignation, la grandiloquence, l’agitation, l’émotion. Et quand on est dans cet état d’esprit, on est convaincu que cette dépense d’énergie est très utile, très noble, très positive, qu’elle signifie qu’on a du cœur, qu’on est généreux, qu’on ne reste pas là les bras croisés à ne rien faire. C’est une grosse remise en question que de réaliser que, dans bien des cas, cette dépense d’énergie est inutile, voire contre-productive.

Le lien entre indignation, action et résultat est complexe. Quelqu’un qui milite et agit à partir de cette énergie de refus et d’indignation fera bouger les choses parfois positivement. Et s’il fallait attendre de ne plus avoir d’émotion pour s’engager, nous serions condamnés à rester des spectateurs passifs des désordres du monde. Néanmoins, cela ne doit pas nous empêcher de regarder de très près, sans complaisance, nos émotions et les conséquences de nos actions.

Ceux qui militent sur fond d’indignation et de certitudes conçoivent difficilement que l’action militante peut avoir des effets pervers et même parfois faire plus de mal que de bien, que les choses ne sont pas si tranchées et si simples qu’ils ne le pensent. Ils estiment, pour la plupart, que c’est exclusivement dans cette énergie que l’on peut faire bouger le monde. Ils ne peuvent envisager que la sagesse, la conscience, l’amour, le sens du devoir, l’honnêteté soient aussi d’excellents carburants pour l’action, voire meilleurs.

Pendant la crise du Covid, nous avons tous vu les camps pro-vaccin et anti-vaccin s’opposer. Et nous avons tous été témoins des excès dans un camp comme dans l’autre et, notamment, de la difficulté parfois à être minoritaire dans sa famille ou dans son groupe d’amis; des vaccinés dans un environnement antivax ou des non-vaccinés dans un environnement provax qui ont vécu l’enfer. Et pour quel résultat ? Est-ce que c’est en faisant vivre l’enfer à quelqu’un qu’on va l’amener à changer d’avis ? Personne ne change d’avis dans ces conditions. Le seul résultat qu’on obtient est que l’autre se sent incompris, agressé et rejeté.

Parfois même, militer sur fond d’indignation et de certitude d’avoir raison peut amener à cette conséquence paradoxale de reproduire en nous ou dans notre camp ce que l’on cherche à combattre chez les autres.

Parfois même, militer sur fond d’indignation et de certitude d’avoir raison peut amener à cette conséquence paradoxale de reproduire en nous ou dans notre camp ce que l’on cherche à combattre chez les autres. Quand j’étais jeune, au tout début d’Internet, j’ai parcouru le site d’une des principales associations antiracistes de l’époque. Dans ce site, se trouvait une page sur laquelle les internautes pouvaient s’exprimer. Les propos tenus n’y reflétaient donc pas toujours la position officielle, mesurée, de cette association, c’est le moins qu’on puisse dire. Bref, sous prétexte de dénoncer la haine contre les minorités raciales, ces internautes faisaient souffler un vent de haine contre les racistes, à la limite de l’appel au meurtre. Je me souviens de cette phrase qui m’a vraiment marqué : « Le raciste n’est pas un homme; il doit être exclu de la communauté humaine »…

Ceux qui fonctionnent dans l’indignation et le refus, et qui sont identifiés à leurs opinions ont tendance à exiger qu’on les rejoigne, et dans leur action, et dans leur indignation. Le militant antiraciste cité ci-dessus prendrait certainement assez mal que je lui dise que, personnellement, je n’ai pas de haine contre les racistes. Il me trouverait naïf, irresponsable ou trop détaché, ou encore il penserait que je plane complètement.

4. Une autre compréhension

En réfléchissant, en étudiant, en nous inspirant de tout l’apport souvent si précieux de la philosophie, de la science, de la spiritualité, de la psychologie, de l’Histoire, en nous remettant profondément en cause, en agissant et en tirant la leçon de nos actions, nous pouvons vraiment trouver des clés qui permettent de mieux en mieux comprendre le monde, nous comprendre et transformer positivement notre façon de nous engager pour la guérison du monde. Mais, aussi profondes soient-elles, ces clés n’apporteront jamais des réponses absolues, nettes et définitives à la soif de certitude et de cohérence en matière politique, sociale, religieuse. Il faut donc se rendre à l’évidence, ce n’est pas dans cette direction qu’il faut chercher. Nous devons plutôt renoncer à vivre dans un monde simple, dans lequel on « sait » quel camp a raison, on « sait » la réponse, on « sait » qui est le coupable, mais plutôt apprendre à être à l’aise et sans jugement dans un monde complexe et nuancé, dans lequel la réponse à beaucoup de questions est : « Je ne sais pas ». La seule issue est de découvrir un niveau où il n’est pas gênant d’être sans réponse. Paradoxalement, à mesure que nos certitudes diminuent notre compréhension augmente et on peut se regarder soi-même, les autres et le monde avec un regard qui repose sur l’acceptation, l’ouverture du cœur, la sensibilité, la conscience des faiblesses de la condition humaine, la solidarité avec l’humanité dans son imperfection.

Ainsi, quand j’écoute un scientifique, un journaliste, un homme politique ou un citoyen qui donne son avis dans les médias ou sur les réseaux sociaux, je ne peux pas toujours savoir s’il a raison ou s’il a tort, mais je peux essayer et parfois parvenir à comprendre ce qu’il se passe pour lui. Je ne sais pas si ce qu’il dit est vrai, mais je peux essayer de sentir, avec mon intelligence et mon cœur, pourquoi il le dit. Il s’agit de se désencombrer de soi-même et d’accueillir celui qui s’exprime dans sa globalité, de le sentir, de recevoir ce qui émane de lui, de quitter la surface pour la profondeur. J’avoue que ce n’est pas toujours facile, parce que certaines personnes nous sont très antipathiques, mais quand nous y arrivons, quoi que dise cette personne, cela enrichit notre compréhension. C’est une compétence d’un autre ordre que celle du scientifique. Personnellement, je ne serai jamais très compétent en épidémiologie ou en climatologie; en revanche, je peux regarder le monde en me souvenant que tout être humain est complexe et m’ouvrir à cette complexité. Je peux essayer de voir, quand quelqu’un s’exprime, son monde de blessures ou de peur, ses espoirs, ses illusions, ses crispations. J’ai compris, avec le temps, que l’autosatisfaction d’avoir raison est une faiblesse humaine largement répandue et je peux la reconnaître à l’œuvre assez facilement, de même que le militantisme et le désir de convaincre. Bien sûr, pour cesser de juger les autres, il faut un minimum de connaissance de soi, il faut avoir vu et revu tous ces mécanismes en nous, voir et revoir comment nos jugements nous ont induits en erreur, comme nous nous faisons facilement piéger par la surface des choses.

Nous apprenons à vivre avec un immense « je ne sais pas ». Ce « je ne sais pas » permet paradoxalement de comprendre en profondeur, avec la tête et le cœur, le monde et les êtres humains.

Nous apprenons à vivre avec un immense « je ne sais pas ». Ce « je ne sais pas » permet paradoxalement de comprendre en profondeur, avec la tête et le cœur, le monde et les êtres humains. Bien sûr, nous serons amenés à croiser, peut-être même, pour certains d’entre nous, à combattre ceux qui n’ont pas du tout nos convictions politiques. La compréhension et la compassion n’interdisent pas l’engagement et le combat, elles nous invitent à sortir du mépris et du jugement, et à demeurer conscients que nous ne sommes pas si différents les uns des autres. Chacun pense ce qu’il pense parce qu’il ne peut pas faire autrement. Nous avons tous des failles, des peurs, des rigidités, des limites et nous pouvons les voir partout à l’œuvre.

Je m’appuie beaucoup aussi sur une vision de l’être humain – que j’ai retrouvée dans des sources aussi diverses que la philosophie antique, les Évangiles, le bouddhisme, les sciences sociales, la littérature et chez beaucoup d’auteurs laïcs – vision selon laquelle l’homme n’est pas fondamentalement méchant, mais ignorant ou inconscient ou conditionné. C’est une idée qui n’est pas évidente au début, parce que c’est tentant de considérer qu’il y a des salauds, mais dont je suis, avec le temps, de plus en plus convaincu. C’est en terminale, en cours de philo, que j’ai entendu pour la première fois la proposition de Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Dans l’ensemble, la philosophie antique attribue le mal à l’ignorance. Jésus semble aller dans le même sens, comme en témoigne une de ses plus importantes paroles : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Pour le bouddhisme, l’être humain est fondamentalement bon, mais il est endormi et coupé de sa profondeur, pris dans toutes sortes de conditionnements. Pour moi, cette idée est cohérente avec la conviction qu’il n’y a pas d’un côté, ceux qui ont entièrement raison et, de l’autre, ceux qui ont entièrement tort, que si nous avions vécu ce que l’autre a vécu, nous penserions peut-être comme lui. Au fond, il s’agit d’accepter l’imperfection de la nature humaine.

En même temps, il nous faut bien vivre, nous engager, prendre position quand c’est nécessaire et faire des choix. Je vote et j’avoue que j’ai souvent bien du mal à savoir pour qui. Nous avons dû décider de nous faire ou non vacciner. Nous pouvons choisir de nous rendre au travail à vélo, etc. Nous avons à nous positionner, à la fois face au monde dans sa vastitude, sur lequel nous n’avons qu’une prise limitée, et face au domaine très restreint dont nous sommes responsables, notre environnement immédiat, nos proches, notre profession, peut-être une cause qui nous tient à cœur. Dans un monde troublé, il faut parfois prendre des décisions très inhabituelles, dans un contexte d’incertitude et tenter de faire au mieux, avec nos limites. Il faut se renseigner, puis décider. Comme il est impossible de tout savoir, personne n’est à l’abri de l’erreur. Elle est inévitable. C’est un corollaire de l’incertitude. Le risque d’erreur est inhérent à la nature humaine et à la vie sociale. Le refuser fait partie du rêve de toute-puissance.

5. Approche spirituelle : l’amour est la seule certitude

Pour terminer, je voudrais évoquer la façon dont la philosophie antique et la spiritualité abordent le sujet. La valorisation du doute et la contestation de l’opinion sont fondamentales dans la spiritualité. On sait que le Bouddha a dit : « Doutez de tout et surtout de ce que je vais vous dire. » C’est le doute philosophique, qui est positif, qui consiste à développer son intelligence critique et à ne pas croire sans examen toutes les opinions qui circulent, quand bien même elles émaneraient de personnes faisant autorité ou surtout parce qu’elles émaneraient de personnes faisant autorité. Selon Swâmi Prajnânpad, un maître hindou du XXe siècle : « Nous devons nous défaire de tous les ouï-dire, préjugés, superstitions, attirances, répulsions, croyances, etc. pour commencer une nouvelle vie. Il faut tout tester et vérifier si c’est compatible avec la raison. Le premier pas consiste à se défaire de toutes les pensées, émotions et actions qui viennent de l’extérieur. Se déséduquer. »

Cela, c’est le doute philosophique. Et il y a une autre forme de doute, qu’on peut appeler le doute psychologique, bien encombrant, qui est lié au manque de confiance en soi, qui dénote une tendance très excessive à l’hésitation, à l’ajournement, à l’indécision, à la dévalorisation. Ce doute inhibe l’action, fait perdre beaucoup de temps et consomme beaucoup d’énergie. Il s’enracine dans une profonde insécurité intérieure.

Moins on a de sécurité intérieure, plus on a besoin de certitudes simples.

Ces deux doutes se contrecarrent. Plus on a de l’un, moins on a de l’autre et inversement. Plus on a de doute psychologique, c’est-à-dire moins on a de sécurité intérieure, plus on a besoin de certitudes simples, qui nous permettent d’agir sans nous poser de questions, plus il est difficile de mettre en cause notre environnement idéologique, plus il est difficile d’être dans le doute philosophique. La crispation sur ses opinions, le fanatisme, la rigidité mentale sont liés à l’insécurité intérieure et au manque de confiance en soi. Le fanatisme et le fondamentalisme religieux en sont de bonnes illustrations. Le fanatisme donne une certitude dans l’action, qui peut aller jusqu’au terrorisme. Mais à l’arrière-plan, il y a une grande fragilité psychique.

Quand on a vraiment confiance en soi, il est plus facile d’être tolérant, ouvert à la différence et capable de faire évoluer sa façon de voir les choses.

Du point de vue spirituel, il s’agit donc de renforcer le doute philosophique et de diminuer le doute psychologique. En d’autres termes, renforcer l’esprit critique – surtout la critique de ses propres certitudes ou de celles de ses pairs – et retrouver plus de confiance en soi, ce qui donne plus de souplesse dans la relation au monde et aux autres, et une plus grande facilité d’accepter la différence. Aussi trouve-t-on dans la littérature spirituelle une évocation d’une forme positive de certitude – ou d’absence de doute – qui, paradoxalement, est le fruit du renoncement à toutes les certitudes illusoires. Cette certitude vient quand on a renoncé à la recherche de la vérité absolue et qu’on est en paix avec le peu de choses que l’on sait. Elle ne cherche pas à avoir raison ou à clore le débat, elle n’a pas réponse à tout. Elle est compatible avec l’affirmation de Socrate « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ».

Et surtout, elle n’est pas du même ordre. Fondamentalement, elle est liée à l’action et à l’amour. Si vous avez lu le texte de Platon, l’Apologie de Socrate, qui est constitué du discours que Socrate a prononcé lors de son procès pour prendre sa défense, dans lequel il raconte sa vie et explique sa relation au monde, vous avez constaté que Socrate sait toujours ce qu’il a à faire, qu’il est guidé par son daimon, cette voix intérieure qui l’alerte dès qu’il pourrait faire fausse route. Et si Socrate sait ce qu’il a à faire, c’est parce qu’il n’a plus ni peur ni intérêt personnel. Accomplir l’action juste et servir les autres sont ses seules boussoles.

Cette absence de doute est une forme de détente et de tranquillité que peut connaître celui qui fait ce qu’il a à faire, sans ostentation ni prosélytisme. C’est une forme de confiance dans la vie, une ouverture sur les autres et sur le monde. C’est surtout une forme d’amour. Quand nous aimons quelqu’un, nous pouvons être très sûr de cet amour. Rien ne nous en fera douter mais ça n’a rien à voir avec le dogmatisme ou la rigidité mentale. C’est en ce sens que le cœur peut donner des points d’appui très solides.

« La plupart du temps, nous ne réalisons pas à quel point nous sommes habités par le doute. Même nos convictions qui semblent les plus solidement enracinées sont très facilement remises en cause – y compris nos croyances religieuses. Il suffit de voir comme nous sommes vite déstabilisés si quelqu’un émet des opinions contraires aux nôtres, à quel point nous avons dans ce cas-là besoin de convaincre pour mieux faire taire nos propres doutes. Celui qui est établi dans la certitude n’a plus besoin de « convaincre » à tout prix autrui de la justesse de ses convictions. Le sage est conscient de ce qu’il ne sait pas mais il demeure unifié et paisible dans un climat d’inébranlable certitude. »

 

Arnaud Desjardins, Zen et Vedanta.

 

« Être sans doute ne signifie pas accepter la validité d’une philosophie ou d’un concept. Il ne s’agit pas de se convertir ou de se lancer dans une croisade au point de ne plus douter de ses convictions. Nous ne parlons pas de ces gens qui ne doutent jamais et qui font du prosélytisme évangélisateur, prêts à se sacrifier pour leurs croyances. Ne pas avoir de doute signifie faire confiance à son cœur, avoir foi en soi-même. »

 

Chögyam Trungpa, Shambala, La voie sacrée du guerrier.